Tout viol est une torture, toute torture est un viol
Quatre pistes de réflexion issues de l’anthropologie, par Véronique Nahoum-Grappe
Premièrement, il faut affirmer que tout viol est une torture, et que toute torture est un viol.
Martyriser le corps vise à détruire, par l’humiliation de la douleur, l’identité morale de la victime.
Les violences sexuelles sont des « tortures » et, à ce titre, l’un des moyens les plus faciles de domination politique.
Deuxièmement, le viol est un crime de profanation, dont le traumatisme est redoublé par la honte, portée par la victime elle-même.
C’est la grande différence avec les autres violences physiques, dont les cicatrices peuvent être exhibées comme traces du courage. Une femme violée, au contraire, continue à subir la souillure.
Troisièmement, le viol est un crime dont les effets destructeurs se prolongent dans le temps : un crime qu’on peut dire « continu ».
Il y a d’abord la honte physique immédiate de la salissure. Il y a, ensuite, pour les femmes, le risque de grossesse. Les semaines, les mois qui suivent un viol se transforment en cauchemar, car si la survivante est enceinte, c’est de l’ennemi, installé dans son ventre, qu’elle porte l’enfant. C’est de l’ennemi qu’elle assure, à son corps défendant, la continuation. La haine qu’elle éprouve pour le violeur se retourne alors contre l’enfant de l’ennemi qu’elle porte en son sein, donc contre son propre corps. À moins qu’elle ne parvienne à désaffilier l’identité de l’enfant à venir de celle du géniteur physique.
Le viol est enfin un « crime continu », lorsqu’il détruit (parfois définitivement) la valeur sociale de la victime aux yeux de son propre milieu. C’est le cas, lorsque la survivante s’inscrit dans un contexte historique et culturel (souvent religieux) qui criminalise la sexualité féminine « illégitime » et pose comme tabou et talisman sacré pour l’honneur des hommes de la famille la virginité des filles et la fidélité des épouses. Exclusion, enfermement, mises au ban, punitions, et parfois assassinat de la femme victime de viol par les membres de sa communauté (parfois de sa famille) sont alors des pratiques récurrentes.
Quatrièmement, le viol utilisé comme « arme de guerre », jette un éclairage particulier sur la société qui l’emploie, comme l’a montré la guerre des années 1990 en ex-Yougoslavie, où les viols furent systématiques. Le viol des femmes prend un sens politique particulier dans le cadre d’une culture de la virilité qui attribue à l’homme seul la responsabilité de la transmission de l’identité : par son sperme, l’homme transmet « son sang », son nom, sa culture, sa religion, etc. ; les femmes ne sont que des sas dans cette transmission.
Le viol des femmes, comme celui des sépultures, s’adresse donc à la présence, au travers du temps, de la communauté dont on a envahi l’espace et qu’on prétend « posséder » définitivement, « pour toujours ».
En cette première moitié du XXI° siècle, l’usage massif et systématique par l’armée russe des tortures, toujours sexuelles, et des viols révèle à quel point la société russe actuelle est sous l’emprise d’une culture « masculiniste » archaïque.
Les crimes de l’agresseur russe sont le signe de ses choix idéologiques :
- une domination politique par la violence contre les corps
- la valorisation de la cruauté comme preuve de virilité et de pureté politique,
- la promotion d’une virilité sadienne comme performance positive du combattant.