Le Holodomor, impuni depuis quatre-vingt-dix ans, résonne dans la guerre de Poutine. L’absence de travail mémoriel sur les crimes du stalinisme trouve un prolongement dans la négation de l’identité de l’Ukraine à laquelle se livre aujourd'hui le Kremlin, dont les méthodes sont clairement héritées du passé soviétique.
Le Holodomor ─ de Holod, faim ou famine, et Mor, extermination ─ désigne la famine organisée en Ukraine, qui a entraîné la mort en 1932 et 1933 d’au moins quatre millions d’Ukrainiens, auxquels s’ajoutent les dizaines de milliers d'exécutions de paysans qui résistaient à la collectivisation des terres. Près d’un siècle plus tard, l’une des plus grandes tragédies du xxe siècle résonne dans la guerre d'agression menée par Vladimir Poutine, comme dans la résistance héroïque des Ukrainiens.
De la collectivisation à la famine
Dès le XIVe congrès du Parti en décembre 1925, la construction du socialisme dans un seul pays, l’industrialisation à marche forcée et l’achat de machines-outils impliquent d’exporter du blé contre des devises. En 1929, la collectivisation des terres et la « dékoulakisation » donnent au Parti communiste le contrôle de la production agricole et de sa distribution. Trois cent mille Ukrainiens sont déportés à ce titre vers des camps de travaux forcés.
Dès l’automne 1931, la première moisson des terres collectivisées en Ukraine est un échec. Kaganovitch, l’envoyé du Politburo, accuse les kolkhoziens de paresse, de vol et de dissimulation et ordonne la réquisition de la moitié des récoltes. Au printemps 1932, les paysans commencent à mourir de faim et sont réduits à manger de l’herbe et des glands. Malgré les centaines de milliers de morts de faim dont Staline est informé par des dizaines de rapports de police, il est encore possible d’éviter le pire, l’URSS disposant de trois millions de tonnes de blé en réserve. Mais Staline prend la décision d’intensifier les réquisitions et, en août, une loi déclare toute la production agricole propriété de l’État. Des centaines de policiers et d’activistes – certains eux-mêmes ukrainiens ─ fouillent les maisons à la recherche de grain, pillant toutes les denrées. De nombreuses femmes sont violées, d’autres contraintes de se prostituer pour un peu de farine auprès des cadres du Parti.
À la fin de 1932, alors que le Kazakhstan, le bassin de la Volga et le nord du Caucase ont connu aussi une famine sévère, en Ukraine, la famine, hors de contrôle, atteint les villes. Son existence, jusque-là niée, est officiellement déclarée résulter d’un « complot nationaliste ». Des centaines de pseudo-organisations clandestines, prétendument liées à la Pologne, sont « découvertes ». Aux déportations et liquidations des paysans récalcitrants s'ajoutent alors celles des élites ukrainiennes, enseignants, écrivains et dirigeants politiques, y compris communistes. En 1933, les enfants meurent par dizaines de milliers, tandis que le cannibalisme se répand. La famine déforme les corps : le cou décharné, la peau devenue transparente et le visage exténué des enfants leur donnent l’allure de vieillards. Le scorbut noue les articulations, fait tomber les dents et rend aveugle. L’Ukraine est devenue un immense camp de la faim entre les griffes de l’État.
Le Holodomor est-il un génocide ?
Lorsque le Holodomor décime l’Ukraine, la notion de crime de génocide n’a pas encore été forgée par le juriste juif polonais Raphaël Lemkin. La tragédie ukrainienne est certes imputable aux choix des dirigeants soviétiques, mais peut-on la qualifier de génocide, alors que juristes, historiens et politiques divergent sur l’extension du terme ? Selon la Convention des Nations unies pour la prévention du crime de génocide, ce crime se caractérise par le ciblage d’un groupe et l’intentionnalité de le détruire. En 1931 et au printemps 1932, ni la destruction de la nation ukrainienne, ni celle de la paysannerie ne semblent visées en tant que telles.
Mais cette observation n’intègre pas les analyses ultérieures de Lemkin lui-même. Dans un texte dactylographié intitulé « Le génocide soviétique en Ukraine » (destiné à une histoire analytique des génocides hélas inachevée), il décrit le Holodomor comme « l’exemple classique du génocide soviétique, l’expérience de russification la plus longue et la plus vaste : la destruction de la nation ukrainienne1 ».
Son analyse est confirmée par les récentes découvertes des historiens dans les archives soviétiques. Les décisions prises au cours du second semestre 1932 et en 1933 montrent l’intention explicite de détruire la paysannerie ukrainienne : en novembre 1932, les villages n’ayant pas atteint les quotas de récolte sont inscrits sur une liste noire qui interdit tout commerce et ravitaillement et ne leur offre d’autre issue que la mort ; le 29 décembre est décrétée la saisie des réserves familiales ; le 14 janvier 1933 sont instaurés, pour résider dans les villes, des passeports intérieurs refusés aux paysans en quête de secours ; le 22 janvier, Staline ferme les frontières de l’Ukraine que tentent de franchir les paysans affamés.
À travers les paysans – plus de 70% de la population –, Staline vise la nation ukrainienne, indissociable de son ancrage terrien. Au cours des années suivantes, la politique d’indigénisation acceptée par Lénine, qui respectait la langue ukrainienne, fait place à une russification intense. Les liens entre la famine, la négation de l’identité ukrainienne, les viols, les déportations et les exécutions, attestent l’intention génocidaire et sa cible ethnique, l’Ukraine.
Le grand silence
Le silence qui l’a accompagné en Occident comme en Russie est une caractéristique du Holodomor. À l’étrange mutisme qui règne dans les champs abandonnés, désertés même par les oiseaux, répond la consigne de se « coudre la bouche » intimée aux étudiants et ouvriers envoyés aux moissons, comme au personnel médical, obligé d’imputer les décès à des maladies infectieuses ou des arrêts cardiaques. Cette conspiration du silence ne se limite pas à l’URSS. Alexander Wienerberger, un Autrichien présent à Kharkiv, parvient à prendre deux douzaines de photographies : des gens mourant de faim au bord de la route, des maisons vides, des fosses communes. Les clichés ne laissent aucun doute sur l’ampleur de la tragédie. Mais le Vatican, comme le Foreign Office (instruit par un expert agricole canadien) optent pour le silence afin de ne pas heurter les autorités soviétiques. Celles-ci accueillent au même moment des hôtes de marque, comme George Bernard Shaw ou Édouard Herriot. Le Français, ministre d’État, rapporte : « J’ai traversé l’Ukraine. Eh bien ! Je vous affirme que je l’ai vue tel un jardin en plein rendement. »
Étroitement surveillée, la presse étrangère, collabore parfois volontairement. Ainsi, Walter Duranty, correspondant du New York Times de 1922 à 1936, vante le succès de la collectivisation, l’amélioration des conditions de vie et la popularité croissante de Staline, ce qui lui vaut le prix Pulitzer en 1932. Parmi les rares témoins, Rhea Clyman, une voyageuse canadienne, témoigne, en mai 1933 dans le Toronto Evening Standard, sur les enfants réduits à se nourrir d’herbe.
Exceptionnelle est l’épopée de Gareth Jones, narrée dans les films L’Ombre de Staline d’Agnieszka Holland et le tout récent Moissons sanglantes de Guillaume Ribot. Ce jeune journaliste gallois, parlant russe et lié par sa famille à la ville de Donetsk, parvient au printemps 1933 à se rendre en Ukraine, puis à traverser trois jours durant les campagnes dévastées, avant d’assister à Kharkiv aux queues pour la distribution de pain, commencées à « 3-4 heures de l’après-midi pour en recevoir le lendemain matin à 7 heures par plusieurs degrés en dessous de zéro ». Son témoignage poignant, publié dans la presse britannique et américaine, sera réfuté par Duranty qui affirme, dans le New York Times : « Pour dire les choses brutalement : on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs… Les conditions sont mauvaises, mais il n’y a pas de famine. »
La vivante actualité du Holodomor
Les autorités soviétiques ont toujours nié le Holodomor et détruit les archives locales. Rien dans le Rapport Khrouchtchev de 1956 ne l’évoque. Il faut attendre la fin de l’URSS en 1991 pour que le Holodomor soit reconnu puis, sous Vladimir Poutine, à nouveau nié.
« Nous risquons de perdre l’Ukraine », écrivait Staline à Kaganovitch en juillet 1932. Sa crainte ne se réalisera qu’en 1991 avec l’indépendance de l’Ukraine, puis en 2014 quand la révolution de Maïdan l’ancre en Europe. Le discours négationniste que prononce Poutine à la veille de l’invasion impute la création de l’Ukraine à Lénine ! Celui-ci aurait, malgré l’opposition de Staline, « arraché [à la Russie] une partie de ses territoires historiques ». Une folie poursuivie par Gorbatchev…
Cette négation de l’identité de l’Ukraine prolonge l’absence de travail mémoriel sur les crimes du stalinisme et l’interdiction de l’association Memorial. Les méthodes du régime de Poutine sont clairement héritées du passé soviétique : le mensonge et la calomnie à l’encontre des dirigeants ukrainiens, qualifiés de nazis ; l’incitation aux viols à grande échelle (pratiqués par les troupes soviétiques en Allemagne en 1945) afin de déshumaniser et terroriser la population ; le pillage de 700 000 tonnes de blé au printemps ; la destruction des institutions culturelles ; l’assassinat des prisonniers, en particulier les combattants du régiment Azov. Un véritable programme génocidaire du peuple ukrainien a d’ailleurs été publié le 3 avril dernier par l'agence de presse officielle russe RIA Novosti.
Comme en écho aux centaines de milliers d’orphelins élevés après le Holodomor pour devenir des citoyens soviétiques et non des Ukrainiens, la déportation de centaines de milliers d’enfants ─ en particulier de mineurs isolés destinés à être adoptés (déportation explicitement désignée comme acte de génocide par la Convention de 1948) ─ confirme la visée génocidaire du Kremlin.
À la russification des enfants s’ajoute la destruction systématique des infrastructures énergétiques à l’approche de l’hiver. Tandis que le 20 octobre, à Marioupol, l’armée russe détruisait le mémorial dédié au Holodomor, comme Staline usait de la faim, Poutine brandit le froid (kholod). Le « gel » est un terme lourd de sens en Russie : c’est la terreur que fait régner Poutine et qu’il menace d’étendre à toute l’Europe. Pour la vaincre, commençons par dégeler la mémoire.
1. Rafaël Lemkin, « Le génocide soviétique en Ukraine » [1953], Commentaire, n° 127, automne 2009, p. 639-652.
Yves Cohen Historien, directeur d'études à l'EHESS.
Jean-Marc Dreyfus Historien, professeur à l'université de Manchester, rédacteur en chef de la Revue d’Histoire de la Shoah.
Luba Jurgenson Écrivain, traductrice, professeur de littérature russe à l'université Paris-Cité.
Pierre Raiman Doctorant en Histoire contemporaine, Université Panthéon-Sorbonne, secrétaire de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre.