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Le cas russe est un très bon objet d’observation du négationnisme

Dernière mise à jour : 26 juin

Dans une tribune au « Monde », le philosophe Gérard Bensussan analyse le discours du président Poutine et de ses proches, caractérisé par des opérations de langage qui veulent « faire disparaître le réel et le remplacer par ses contrefaçons ».



Depuis le 24 février 2022, pour prendre cette date désormais historique, mais on pourrait remonter bien des années avant, la propagande de guerre russe utilise les vieilles recettes de la tyrannie – le déni, le mensonge et la substitution à la réalité de la scène de crime d’une invention narrativement reconstituée –, afin de forcer la vérité, de la transfigurer par « fictionnement ». Ces opérations de langage, tantôt grossières, tantôt sophistiquées, voudraient faire disparaître le réel et le remplacer par ses contrefaçons.


Dans les propos de Poutine et de ses affidés – Lavrov, Peskov, Prigojine et d’autres encore, qu’il faudrait citer longuement –, on peut aisément prélever quelques échantillons de ce contre-façonnage du réel :


– L’Ukraine est gouvernée par des nazis, au pouvoir depuis Maïdan, qui oppriment et persécutent, comme leurs devanciers, les braves minorités russophones sans défense.


– Il n’y a pas de guerre de la Russie contre l’Ukraine, mais une opération spéciale de maintien de l’ordre, comme à l’époque coloniale des « événements » d’Algérie, contre des bandits qui menacent la sécurité des braves et paisibles citoyens.


– La Russie n’a jamais agressé personne, c’est une puissance de paix harcelée, menacée et finalement attaquée par l’OTAN, c’est-à-dire par les Américains secondés par leurs vassaux régionaux, baltes, polonais, qui haïssent une Russie pourtant bienveillante – laquelle ne fait donc que défendre son sol et sa patrie contre des agresseurs brutaux et cyniques.


– L’Occident est mû par une détestation immémoriale et quasi raciste de la Russie ; il veut purement et simplement l’exterminer, la rayer de la carte.


Un sommet de l’art de la contrefaçon


Le but et la fonction des référendums organisés dans les quatre régions de l’Est ukrainien constituent un sommet de cet art de la contrefaçon : puisque l’Ukraine n’attaque pas la Russie, mais la Russie l’Ukraine (le réel), il suffit de transformer une partie de l’Ukraine en Russie (la fiction). Evidemment, le réel ne manque pas de faire retour, y compris dans le discours propagandiste officiel, jusqu’à prendre des formes cocasses.


La contrefaçon est parfois poussée jusqu'au délire, atteignant ainsi un point où, d'elle-même, elle se dénonce comme telle. Lorsqu'on lui fait remarquer que Zelinsky peut difficilement être en ce moment "nazi" et "juif", le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, explique qu'après tout Hitler lui-même était juif - avant de revenir sur sa déclaration tant elle contrevient au réél réél, si l'on peut dire.


Pour faire pièce au discours propagandiste poutinien, il faut, et il suffit de répéter sans se lasser, une donnée simple, évidente, absolument incontournable - que sa négation russe tend continûment à effacer ou à recouvrir d'un voile d'oubli plus ou moins opaque - : C'est bien la Russie qui occupe l'Ukraine en violation flagrante de la Charte des Nations-Unies. Il n'y a pas un seul soldat ukrainien en Russie, mais une armée d'occupation qui fait la guerre à l'Ukraine sur son sol, contre son peuple.


Une mise en scène nihiliste de l'histoire


Le négationnisme historique a toujours existé, il a connu sa forme achevée avec la négation de la Shoah, deuxième mort des Juifs morts. Indéfectiblement associé au complotisme dont il est la forme "critique" la plus aigüe, il se perpétue sous nos yeux à propos du génocide arménien, du génocide des Tutsi, de la persécution des Ouïgours.


La Russie en fut souvent le terreau fertile et l'activateur efficace. Tous les conspirationnismes contemporains ou presque s'y nourrissent. C'est qu'il n'y a jamais eu en Russie de retour réflexif et mémoriel authentique et profond sur les crimes du stalinisme, le goulag, l'Holodomor, ce qu'a tenté d'ouvrir l'ONG Memorial, interdite par Poutine, et comme le fit de façon exemplaire l'Allemagne pour son propre passé.


Le cas russe, et plus encore aujourd'hui, en temps de guerre, est un très bon sujet d'observation du négationnisme. Mensonge, déni et (auto) fictionnement en constituent les éléments intégrés. Ils "s'entreconfortent" et concourent à la production d'une pseudo-réalité, d'un décor recouvrant et masquant la désolation du vrai, à la façon des villages Potemkine, d'une théâtralisation ou d'une mise en scène nihiliste de l'histoire.


Reconstruire les événements et refaire la réalité


Le total d'une mobilisation n'est que "partiel", la défaite militaire une victoire, les cadavres des comédiens. Ce négationnisme consiste aussi en une rétroprojection des faits, des coupables vers les victimes. Il reconstruit les événements, il refait la réalité - ce que pratique sans vergogne la Russie autour de tout ce qui s'est passé depuis 2014 au moins-


Le négationnisme rétrojectif projette par inversion sur l'ennemi ses propres vices (l'Ukraine comme puissance agressive, envahisseuse, occupante), eux-mêmes préalablement transfigurés en vertus (la bonne mère Russie éternelle victime du complot occidental). C'est ce qui est en train de se passer avec l'affaire du sabotage de Nord Stream 1 et 2 : alors qu'il s'agit, probablement, d'une action délibérée de la Russie, celle-ci en impute immédiatement la responsabilité criminelle aux Américains.


Recette éculée, mais qui, aux yeux de Poutine et de son clan, peut toujours servir - celle de la pièce de théâtre de Brecht, La Résistible Ascension d'Arturo (1941), celle cliniquement décrite par Freud comme "logique du chaudron" : "Qu'est-ce que tu racontes ! tu ne m'as jamais prêté de chaudron ! D'ailleurs il était percé !"


Gérard Bensussan, philosophe, membre du collectif « Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ».


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