Opinion sur les changements à venir en Russie, parue dans le Washington Post en date du 11 septembre 2023
Par Vladimir Kara-Mopurza, l'un des opposants russes les plus notoires, juste avant sa "déportation" par les autorités russes en septembre 2023 au fin fonds de la Sibérie, où il pourrait purger sa peine de 25 ans.
Des changements vont s'opérer en Russie, de manières abruptes et inattendues.
"En Russie, les changements politiques sont toujours inattendus. Le ministre tsariste Viatcheslav von Plehve, qui avant 1904 appelait de ses vœux une "petite guerre victorieuse", n'imaginait pas qu'elle déboucherait sur une explosion révolutionnaire et forcerait la monarchie à accepter une constitution, un parlement et la liberté de la presse. Vladimir Lénine, qui se plaignait aux sociaux-démocrates suisses en janvier 1917 que "nous, la vieille génération, ne vivrons peut-être pas assez longtemps pour voir les batailles décisives de cette révolution à venir", ne se doutait pas qu'elle n'était qu'à quelques semaines de là. Et personne, à l'été 1991, ne s'attendait à ce que, avant la fin de l'année, le parti communiste de l'Union soviétique soit interdit et l'Union soviétique dissoute.
La prochaine fois, le changement se produira exactement de la même manière - de façon abrupte et inattendue. Aucun d'entre nous ne connaît le moment précis et les circonstances spécifiques, mais cela se produira dans un avenir proche. La chaîne d'événements menant à ces changements a été déclenchée par le régime lui-même [avec son invasion totale de l'Ukraine] en février 2022. Ce n'est qu'une question de temps.
Et cela signifie, comme Alexei Navalny l'a souligné à juste titre dans un article récent et largement commenté, qu'une fenêtre d'opportunité pour le rétablissement de l'État sur la base de principes démocratiques va bientôt réapparaître en Russie. Il ne s'agit pas d'une "fenêtre de garanties", ni d'une "fenêtre de résultat final", ni d'une "fenêtre d'avenir radieux et heureux", mais précisément d'une fenêtre d'opportunité que nous devons utiliser à bon escient et ne pas gaspiller une nouvelle fois, comme cela a été le cas dans les années 1990. C'est pourquoi il est si important d'avoir une conversation sérieuse, significative et publique sur ces occasions manquées - non pas pour une réflexion historique, mais pour éviter de marcher à nouveau sur le même râteau.
Personne ou presque ne peut contester que les dirigeants de la Russie démocratique des années 1990 ont manqué une occasion historique unique. La seule chose est qu'elle a été manquée, à mon avis, bien avant les événements dont parle Alexei : bien avant la constitution de 1993, les ventes aux enchères de prêts contre actions de 1995 et l'élection présidentielle de 1996. Les fenêtres d'opportunité ouvertes par un changement révolutionnaire sont généralement très petites et se referment très rapidement. Le nouveau gouvernement n'aura que quelques mois, au mieux un an, pour rompre de manière décisive avec le passé totalitaire et empêcher son retour.
C'est cette chance que l'équipe de Boris Eltsine a laissé passer dans ces mois cruciaux de 1991 et 1992, où chaque jour valait son pesant d'or. Une société qui a subi le traumatisme d'une dictature brutale, de répressions internes massives et de guerres extérieures agressives, qui a vécu pendant des décennies dans des conditions de mensonge total et de distorsion délibérée des valeurs humaines normales, a avant tout besoin d'une purification morale. C'est le chemin que - sous des formes diverses mais avec une essence inchangée - divers pays ont parcouru au cours de l'histoire récente : de l'Allemagne après le national-socialisme aux États d'Amérique latine après les dictatures militaires, des anciens pays socialistes d'Europe de l'Est à l'Afrique du Sud après l'apartheid. Pour empêcher le retour du mal, nous devons d'abord le comprendre, le condamner et le punir - publiquement et au plus haut niveau de l'État. De cette manière, ni l'idéologie qui sous-tend le régime précédent, ni les structures et les personnes qui mettent en œuvre sa politique répressive ne seront autorisées à nuire à la jeune démocratie, en particulier au cours des premières années, les plus importantes, de sa formation.
Cette voie d'un véritable renouveau était ouverte à la Russie en 1991 et 1992. La société y était prête. La montée en puissance du mouvement social de la fin des années 80 et du début des années 90, ainsi que la révolution d'août 1991, étaient motivées par une passion antitotalitaire, par le rejet et le refus de la violence de la part du parti communiste et de son "bras armé". Ce n'est pas un hasard si, immédiatement après la victoire sur les putschistes [en 1991], une foule de Moscovites a entrepris d'enlever le monument à Félix Dzerjinski [fondateur de la police secrète soviétique] sur la place de la Loubianka. Dans le même temps, ils ont démonté la plaque commémorative de Youri Andropov sur la façade du bâtiment principal du KGB. Il est fort possible que la question ne soit pas restée limitée à la plaque et au monument : Les personnes rassemblées sur la place étaient prêtes à aller plus loin, jusqu'au bâtiment lui-même. Le chef de la révolution victorieuse, Eltsine, est venu personnellement à la Loubianka pour les en dissuader. Son autorité étant incontestée à l'époque, les gens se sont dispersés. C'était le premier signal d'alarme.
Quelques jours plus tard, lors d'un autre rassemblement au monument de Maïakovski, Vladimir Boukovski, écrivain, prisonnier politique de longue date et cofondateur du mouvement démocratique en URSS, a prononcé des paroles qui se sont révélées prophétiques. "Ne vous y trompez pas : le dragon n'est pas encore mort. Il est mortellement blessé, sa colonne vertébrale est brisée, mais il tient encore dans ses griffes des âmes humaines et de nombreux pays". Tout au long de l'année suivante, Boukovski et quelques autres dirigeants démocratiques clairvoyants, dont Galina Starovoitova, législatrice russe et conseillère d'Eltsine, tentèrent de persuader les dirigeants russes de "tuer le dragon" : ouvrir les archives du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) et du KGB, publier des documents sur les crimes du régime soviétique et de ses organes punitifs, et condamner ces crimes au niveau de l'État afin que les personnes qui ont commis ces crimes ne puissent pas décider du destin de la nouvelle Russie. Cela ne constituait pas une "chasse aux sorcières", comme le clamaient les responsables du parti, effrayés par la situation. "Après tout, il ne s'agissait pas de séparer les moins coupables des plus coupables et de punir ces derniers, mais de provoquer un processus de purification morale de la société", écrivit Boukovski dans son livre "Jugement à Moscou ". Pour cela, il fallait juger le système avec tous ses crimes". En 1992, la Cour constitutionnelle russe tint ses audiences sur le sort du Parti communiste, au cours desquelles quelques documents sur les crimes du régime soviétique furent présentés à partir des archives du Comité central ; Boukovski, qui avait été invité par le bureau du président à agir en tant que témoin expert, souhaitait que ces audiences deviennent le genre de "procès de Nuremberg russe" qu'il envisageait. La même année, Starovoitova présenta au Soviet suprême de la Fédération de Russie un projet de loi sur la lustration qui proposait une interdiction temporaire (cinq à dix ans) d'exercer des fonctions gouvernementales pour tous les anciens responsables du parti et tous les anciens employés du KGB.
Comme nous le savons, rien de tel n'a été fait. Eltsine n'était pas prêt à rompre définitivement avec le passé soviétique. Les dirigeants occidentaux, craignant d'être confrontés à des informations fort intéressantes les concernant dans les archives de Moscou, firent pression sur Eltsine pour qu'elles restent verrouillées. Le Soviet suprême n'examina même pas le projet de loi de Starovoitova. La Cour constitutionnelle rendit une décision en demi-teinte qui évitait la question principale : l'illégalité des activités du PCUS lui-même. (La Cour rejeta la nécessité d'une évaluation à ce sujet sous le prétexte ridicule que le parti n'existait plus). Anatoly Kononov, le juge de la Cour constitutionnelle qui avait exprimé une opinion dissidente, qualifia la décision de la Cour de "déni de justice", notant que les documents présentés à la Cour " permettaient de qualifier cette organisation (le PCUS) de criminelle ", y compris en référence aux normes internationales " sur le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre la paix et l'humanité ". Le juge nota séparément le rôle des "organes punitifs subordonnés du PCUS" dans ces crimes.
Mais aucune conclusion officielle ne fut formulée à l'égard de ces organes punitifs. Les archives, pour la plupart, restèrent fermées. Le KGB échappa à toute réforme, même la plus légère. Il subit un léger changement d'image, c'est tout. Et les personnes qui avaient participé directement à la répression se retrouvèrent à des postes de direction dès les premiers jours de la Russie démocratique. En décembre 1991, Viatcheslav Lebedev, qui avait auparavant participé à des condamnations pour des raisons politiques, fut confirmé dans ses fonctions de président de la Cour suprême de la Fédération de Russie. En janvier 1992, le poste de chef du département anti-corruption du ministère de la sécurité de la Fédération de Russie fut confié à Anatoly Trofimov, qui, en tant qu'enquêteur du KGB, avait traité les dossiers de nombreux dissidents moscovites, dont Anatoly Shcharansky, Yuri Orlov, Sergei Kovalev et le père Gleb Yakunin. Très vite, Trofimov accèda au poste de chef du département moscovite du FSB et de chef adjoint de l'ensemble de l'organisation. Il existe de nombreux exemples similaires, mais je n'en citerai qu'un seul : La même année, en 1992, l'officier du KGB Vladimir Poutine, qui, dans les années 1970, avait personnellement participé aux perquisitions et aux interrogatoires des dissidents de Leningrad, devint le bras droit du maire de Saint-Pétersbourg, Anatoly Sobtchak.
N'ayant pas réussi à apporter les changements qu'il jugeait nécessaires, Boukovski quitte la Russie en avertissant l'équipe d'Eltsine : "Regardez, c'est comme un animal blessé : si vous ne l'achevez pas, il vous attaquera". En fin de compte, les crimes monstrueux du système soviétique et de ses organes punitifs n'ont jamais fait l'objet d'une évaluation morale ou juridique de la part de l'État russe. Je le répète : si nous ne comprenons pas, ne condamnons pas et ne punissons pas le mal, il reviendra à coup sûr. Le 20 décembre 1999 - 11 jours avant son installation au Kremlin - Poutine, alors premier ministre, inaugura une plaque commémorative Andropov restaurée sur la Loubianka, celle-là même qui avait été enlevée en août 1991.
Nous n'avons pas le droit de répéter cette erreur lorsque l'occasion se présentera à nouveau. Toutes les archives doivent être ouvertes et publiées. Tous les crimes des régimes soviétique et poutinien doivent faire l'objet d'une évaluation appropriée au niveau de l'État. Toutes les structures impliquées dans ces crimes - en particulier le FSB - doivent être liquidées, et les personnes qui ont commis ces crimes doivent être tenues pour responsables devant la loi. Ceux qui ont mené des politiques répressives doivent être privés du droit d'occuper des postes gouvernementaux - et il ne s'agira pas d'une chasse aux sorcières (comme certains fonctionnaires actuels le crieront une fois de plus), mais de la protection nécessaire contre une nouvelle vengeance autoritaire. Et je voudrais insister (même si cela va de soi) sur le fait qu'il faut enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité : Pour enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité commis par le régime de Poutine au cours de son agression contre l'Ukraine, nous devrons créer un tribunal international (sur le modèle des tribunaux similaires pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda), auquel tous les suspects, quels que soient leur rang et leur position, devront être transférés.
Ce n'est qu'ainsi, après avoir pleinement affronté et condamné ces crimes, que la Russie pourra véritablement se libérer du fardeau du passé et avancer vers la création d'un État libre et moderne, fondé sur le droit et les valeurs universelles. Ainsi, le pays pourra enfin éviter d'entrer dans le même vieux cercle vicieux, de sorte que la prochaine génération d'hommes politiques russes n'aura plus besoin de mener les mêmes vieilles discussions entre le camp de travail de Vladimir et la prison de Moscou.
Je suis convaincu que nous pouvons y parvenir."
Traduction Anna Morin