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Témoignage sur la russophobie, Conseil de sécurité de l'ONU

Tim Snyder, professeur d'histoire à l'université de Yale

« Jouer la victime »

Mesdames et Messieurs, je me présente devant vous en tant qu’historien de la région, un historien de l’Europe de l’Est, et plus particulièrement, un historien des tueries de masse et des atrocités politiques. Je suis heureux qu’on me demande de vous informer sur l’utilisation du terme « russophobie » par les intervenants de l’Etat russe. Je crois qu’une discussion comme celle-ci peut clarifier quelque chose au sujet de la nature de la guerre d’agression de la Russie en Ukraine et de l’occupation illégale du territoire ukrainien par la Russie. Je serai bref et je m’en tiendrai à deux aspects.

Le premier sera que le tort causé aux russes et le tort à la culture russe sont d’abord et avant tout un résultat des politiques de la Fédération de Russie. Si nous nous préoccupons du tort fait aux Russes et à la culture russe, alors nous devons nous préoccuper des politiques de l’Etat russe.

Le second point sera que le mot « russophobie » que nous discutons aujourd’hui, a été exploité durant cette guerre comme une forme de propagande impérialiste dans laquelle l’agresseur prétend être la victime. Durant l’année qui vient de s’écouler, il a été utilisé pour justifier les crimes de guerre russe en Ukraine.

Je débute donc avec le premier aspect. Le postulat, lorsque nous discutons de ’russophobie’, c’est que nous nous préoccupons de tort causé aux Russes. C’est un postulat que je partage. Je partage l’inquiétude pour les Russes. Je partage l’inquiétude pour la culture russe. Revenons alors sur les actions de cette année qui ont causé le plus grand tort aux Russes et à leur culture. Je vais brièvement en énumérer dix.

  1. Obliger les Russes les plus créatifs et productifs à émigrer. L’invasion russe de l’Ukraine a provoqué le départ de quelques 750 000 Russes de leur pays, parmi eux certains des gens les plus créatifs et les plus productifs. Il s’agit d’un tort irréparable à la culture russe, et elle est le résultat de la politique russe.

  2. La destruction du journalisme russe indépendant de sorte que les Russes ne peuvent pas connaître le monde qui les entoure. Ceci aussi est en raison de politiques russes et cause un tort irréparable à la culture russe.

  3. La censure généralisée et la répression de la liberté d’expression en Russie. En Ukraine, on peut dire ce qu’on veut, soit en russe ou en ukrainien. C’est impossible en Russie. Si vous tenez une affiche qui dit « non à la guerre » en Russie, vous serez arrêté et selon toute probabilité, emprisonné. Si, en Ukraine, vous tenez une affiche qui dit « non à la guerre, » en quelque langue que ce soit, il ne vous arrivera rien. La Russie est un pays avec une langue majoritaire dans laquelle on peut dire très peu. L’Ukraine est un pays avec deux langues dans lesquelles vous pouvez dire ce qu’il vous plait. Lorsque que je visite l’Ukraine, les gens me parle de crimes de guerre russes en utilisant les deux langues, l’ukrainien ou le russe comme bon leur semble.

  4. L’attaque sur la culture russe par la censure des manuels scolaires, affaiblit les institutions culturelles russes au pays même, tout comme la destruction de musées et d’organisations non-gouvernementales consacrées à l’histoire de la Russie. Toutes ces actions relèvent de la politique russe.

  5. La perversion de la mémoire de la grande guerre patriotique par cette grerre d’agression en 2014 et en 2022, privant toutes les générations futures de Russes de cet héritage. Il s’agit d’une politique russe. Elle a causé un tort énorme à la culture russe.

  6. La perte d’influence de la culture russe à travers le monde, et la fin de ce qui s’appelait jadis le « russkiy mir », le monde russe à l’étranger. Il était courant que de nombreuses personnes ressentent de l’amitié pour la Russie et pour la culture russe en Ukraine. Les deux invasions russes ont mis fin à cela. Ces invasions étaient commandées par la politique étatique russe.

  7. Les assassinats de masse de russophones en Ukraine. La guerre d’agression de la Russie en Ukraine a tué plus de parlants russe que toute autre action, et de loin.

  8. L’invasion russe de l’Ukraine a causé la mort d’une masse de citoyens russes, combattants dans cette guerre d’agression. Quelque 200 000 russes ont trouvé la mort ou ont été estropiés. Ceci, bien sûr, uniquement en raison de la politique russe. C’est la politique de la Russie d’envoyer de jeunes Russes mourir en Ukraine.

  9. Les crimes de guerre, le traumatisme et le sentiment de culpabilité. Cette guerre veut dire qu’une génération de jeunes Russes qui survivront auront été impliqués dans des crimes de crimes, et seront porteurs de traumatisme et de sentiment de culpabilité pour le restant de leurs jours. Il s’agit d’un tort énorme à la culture russe. Tout ce tort causé aux Russes et à leur culture a été produite par le gouvernement russe lui-même, surtout au cours de cette plus récente guerre . Alors, si l’on est sincèrement soucieux du tort fait aux Russes, nous devrions réfléchir à certaines choses. Mais peut-être que la pire des politiques russes en ce qui concerne les Russes eux-mêmes, c’est la dernière.

  10. La formation soutenue ou l’éducation amenant les Russes à considérer le génocide comme normal. On le voit dans les déclarations répétées du président de la Russie qui prétend que l’Ukraine n’existe pas. On le voit dans les fantasme génocidaires dans les média étatiques russes. On le voit au cours d’une année de télévision d’Etat atteignant des millions ou des dizaines de millions de citoyens russes tous les jours. On le voit lorsque la télévision d’Etat russe traite les Ukrainiens de porcs. On le voit lorsque la télévision d’Etat russe décrit les Ukrainiens comme des parasites. On le voit lorsque la télévision d’Etat russe décrit les Ukrainiens comme des vers de terre. On le voit lorsque la télévision d’Etat russe décrit les Ukrainiens comme des satanistes ou des vampires. On le voit lorsque la télévision d’Etat russe proclame qu’on doit noyer les enfants ukrainiens. On le voit lorsque la télévision d’Etat russe proclame qu’on devrait brûler les maisons ukrainiennes avec les gens à l’intérieur. On le voit lorsque des gens paraissent à la télévision d’état russe et disent: « Ils ne devraient pas exister du tout. Nous devrions les passer tous au peloton d’exécution. » On le voit lorsque quelqu’un paraît à la télévision d’Etat russe et dit: « Nous en tuerons 1 million, nous en tuerons 5 millions, nous pouvons vous exterminer tous, » en parlant des Ukrainiens.   

                                                                                                

Maintenant, si nous nous préoccupons sincèrement du tort causé aux Russes, nous serions préoccupés par ce que la politique russe est en train de faire aux Russes eux-mêmes. Prétendre que les Ukrainiens sont « russophobes » est l’un des éléments du discours haineux russe à la télévision d’Etat russe. Dans les média russes, ces autres affirmations au sujet des Ukrainiens sont entremêlées à l’affirmation que les Ukrainiens sont russophobes. Par exemple, dans l’affirmation sur la télévision d’Etat russe, où la personne proposait que tous les Ukrainiens soient exterminés, son raisonnement était qu’ils devraient tous être exterminés parce qu’il faisaient montre de « russophobie. »

L’affirmation que le Ukrainiens devaient être tués parce qu’ils souffriraient d’une maladie mentale connue sous le nom de « russophobie » est mauvais pour les Russes car ils s’éduquent ainsi au génocide. Mais, évidemment, une telle affirmation est bien pire pour les Ukrainiens.

Ce qui m’amène à mon second point. Le terme « russophobie » est une stratégie rhétorique connue dans l’histoire de l’impérialisme.

Lorsqu’un empire attaque, l’empire prétend être la victime. La rhétorique selon laquelle les Ukrainiens seraient d’une certaine manière « russophobes » est utilisée par l’Etat russe pour justifier une guerre d’agression. Le langage est très important. Mais c’est le contexte dans lequel il est utilisé qui importe le plus. Voici le contexte: l’invasion russe de l’Ukraine elle-même, la destruction de villes ukrainiennes entières, les exécutions de leaders ukrainiens locaux, la déportation forcée des enfants ukrainiens, le déplacement de près de la moitié de la population unkrainnienne, la destruction de centaines d’hôpitaux et de milliers d’écoles, le ciblage intentionnel des réserves d’eau et d’énergie produisant de la chaleur durant l’hiver. Voilà le contexte. Voilà ce qui se passe présentement en réalité.

Le terme « russophobie » est utilisé dans ce contexte pour appuyer la prétention que le pouvoir impérial est la victime, même au moment où le pouvoir impérial, la Russie, commet une guerre d’atrocités. Il s’agit d’un comportement typique, historiquement parlant. Le pouvoir impérial dés-humanise la victime véritable et prétend être la victime. Lorsque la victime (dans le cas présent, l’Ukraine) s’oppose à l’attaque, s’oppose aux assassinats, à la colonisation, l’empire affirme que de vouloir qu’on la laisse en paix est déraisonnable, une maladie. Il s’agit d’une « phobie. »

Cette affirmation que les victimes sont irrationnelles, qu’elles souffrent d’une « phobie » sert à distraire du vécu réel des victimes dans le monde réel - l’expérience, bien sûr, d’une agression, d’une guerre et de l’atrocité. Le terme « russophobie » est une stratégie impériale dont le but est de déplacer l’attention de la guerre véritable d’agression pour la transférer sur les sentiments des agresseurs, supprimant ainsi l’existence et le vécu des personnes souffrant le plus. L’impérialiste dit: « Nous sommes les seules personnes ici. Nous sommes les vraies victimes. Et nos sentiments bafoués sont plus importants que les vies de ces autres gens. »

Maintenant, les crimes de guerre de la Russie en Ukraine sont et seront évalués par le droit ukrainien, parce qu’ils se produisent sur le territoire ukrainienne et par le droit international. À l’oeil nu, nous voyons bien qu’il s’agit d’une guerre d’agression, de crimes contre l’humanité et de génocide.

L’utilisation du mot « russophobie » dans ce contexte, l’affirmation que les Ukrainiens sont des malades mentaux plutôt que de reconnaitre qu’ils subissent une atrocité, n’est rien d’autre que de la rhétorique coloniale. Cela fait partie d’un exercice plus large du langage haineux. Voilà pourquoi cette séance est importante: elle nous aide à voir le discours haineux génocidaire de la Russie. L’idée que les Ukrainiens souffrent d’une maladie nommée ’russophobie’ est utilisée comme argument pour les détruire, en utilisant les arguments selon lesquels ils sont de la vermine, des parasites, des satanistes, et ainsi de suite.

Prétendre être la victime alors qu’on est l’agresseur, en fait, n’est pas une défense. Cela fait partie du crime. Le langage haineux dirigé contre les Ukrainiens ne fait pas partie de la défense de la Fédération de Russie ou de ses citoyens. C’est un élément dans les crimes que les citoyens russes sont en train de commettre sur le territoire ukrainien. En cela, en demandant la tenue de cette séance, l’Etat russe a trouvé une nouvelle façon de confesser la commission de crimes de guerre.

Je vous remercie pour votre attention.

(J’ai ensuite pris la parole une deuxième fois, en réponse à une question du représentant russe…)

Merci, monsieur le président. Ce fut un plaisir d’être parmi vous et avec des diplomates. Le repésentant russe a considéré approprié de me demander de citer mes sources, et je suis bien sûr, heureux de le faire.

Si on se préoccupe des sources pour les déclarations des hauts dirigeants de la Fédération de Russie, je réfère le représentant russe au site web du Président de la Fédération de Russie. Il y trouvera les discours prononcés par le Président de la Fédération de Russie niant l’existence de l’Ukraine, prétendant que l’Ukraine avait été inventée par les Nazis, niant son existence parce qu’elle avait été inventée par les communistes, et niant l’existence de l’Ukraine parce qu’un Viking y fut baptisé il y a mille an de cela. Je ne commente pas ici la valeur historique ou la logique derrière ces arguments. Je souligne simplement qu’il s’agit de sources publiques, en ce qu’il s’agit d’affirmations du Président de la Fédération de Russie. De la même façon, Dmitri Medvedev, un membre du Conseil de Sécurité russe, sur son canal télégram, se prête régulièrement au genre de langage génocidaire que nous avons discuté aujourd’hui.

En ce qui concerne les sources de la télévision d’Etat russe. C’est très simple. Je citais la télévision d’Etat russe. La télévision d’Etat russe est un organe de l’Etat russe. Comme l’a affirmé le président de la Fédération de Russie lui-même, la télévision d’Etat russe représente les intérêts nationaux de la Russie. Les affirmations faites sur la télévision d’Etat russe et autres média d’Etat, sont donc significatifs, non seulement en tant qu’expressions de politique russe pour la population russe, mais aussi en tant qu’indicateur de la motivation génocidaire. Cela est tellement vrai que les présentateurs à la télévision russe eux-mêmes se sont inquiétés à voix haute du risque d’être poursuivis pour crimes de guerre. Je renvoie donc le représentant de la Fédération de Russie aux archives vidéo des canaux de la télévision d’Etat de la Russie. Pour ceux d’entre vous qui ne connaissent pas le russe, je vous signale l’excellent travail de Julia Davis. Julia Davis a procédé à l’archivage des matériaux vidéo russe en cause.

Les sources concernent les atrocités commises par les Russes en Ukraine sont bien connues et ces atrocités ont fait l’objet d’une documentation abondante. La chose la plus simple pour l’état russe serait d’autoriser les journalistes russes à diffuser librement à partir de l’Ukraine. Pour les autres, la chose la plu s simple est de visiter l’Ukraine, un pays ayant une président bilingue, démocratiquement élu et représentant d’une minorité nationale, et de demander aux gens d’Ukraine de vous parler de la guerre, en ukrainien ou en russe. Les Ukrainiens s’expriment dans les deux langues et pourront vous répondre dans les deux.

Le représentant de la Fédération de Russie a jugé bon de s’en prendre à mes qualifications. Je reçois ce reproche de la part de l’Etat russe comme un insigne de fierté, puisqu’il s’agit d’un élément très mineur dans une attaque plus large sur l’histoire et la culture russe. J’ai consacré mon travail, entre autres choses, à la chronique des meurtres de masse subis par les Russes , y compris durant le siège de Leningrad. J’ai eu la fierté durant my carrière d’apprendre auprès d’historiens d’Ukraine, de Pologne, de l’Europe en général, et aussi d’historiens en Russie. Il es malheureux que les meilleurs historiens de la Russie et les meilleurs chercheurs de Russie n’ont pas le droit d’exercer librement au sein de leurs propres disciplines dans leur propre pays. Il est malheureux que des organisation telles que Memorial qui a fait tant de travail héroïque sur l’histoire de la Russie soit maintenant criminalisée en Russie.

 

Il est malheureux aussi que les lois mémorielles en Russie empêchent la discussion ouverte sur l’histoire russe. Il est malheureux que le mot Ukraine soit banni des manuels scolaires russes. En tant qu’historien de la Russie, j’anticipe le jour où il y aura une discussion libre de l’histoire fascinante de la Russie.

Parlant d’histoire, le représentant russe a nié qu’il existait une histoire de l’Ukraine. J’inviterais le représentant russe à consulter les excellentes revues par des historiens qui connaissent et l’ukrainien et le russe, par exemple, le travail récent de mon collège Serhii Plikhil de Harvard. Je dirigerais aussi les gens à mon cours libre sur l’histoire de lUkraine à Yale, lequel, j’espère, diffuse la signification de l’histoire de l’Ukraine plus éloquemment que je ne peux le faire ici.

Plus fondamentalement, je voudrais remercier le représentant russe de m’aider à faire valoir ce que j’ai tenté d’exprimer dans ma présentation. Ce que j’ai essayé de dire c’est qu’il n’appartient pas au représentant du pays plus vaste de dire que le pays plus petit n’a pas d’histoire. Ce que le représentant russe vient de nous dire c’est que, lorsque des Ukrainiens, passés ou présents, affirment qu’ils existent en tant que société, ceci est de « l’idéologie » ou de la « russophobie ». Le représentant russe nous a aidé en illustrant par son comportement ce que j’essayais de décrire. Comme j’ai tenté de le dire, nier l’histoire d’une autre, ou la traiter de maladie, est une attitude coloniale avec des implications génocidaires. L’empire n’a pas de droit de dire qu’un pays voisin n’a pas d’histoire. L’affirmation qu’un pays n’a pas de passé est du langage haineux à caractère génocidaire. En nous aidant à établir la connection entre les mots et les actions russes, cette séance a été utile. Merci.

Tim Snyder, 14 mars 2023

Le texte en intégralité en anglais : https://snyder.substack.com/p/playing-the-victim

Traduction en français : Maria Damcheva

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